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Le développement avec les femmes

Dorienne Rowan-Campbell

J’aimerais pouvoir penser, lorsque l’histoire statuera sur les ‘ismes’ qui ont eu le plus d’impact sur la vie au vingtième siècle, que c’est le féminisme qui l’emportera et sera considéré comme le mouvement humain le plus important. Par féminisme j’entends ce mouvement de femmes qui s’intéresse aux changements les plus profonds et, tout à la fois les plus élémentaires au niveau des rôles, des droits et des relations qui régissent les liens, le commerce et l’intimité entre les femmes et les hommes. C’est un mouvement qui propose une perspective d’égalité au sein de la société, d’équité dans le partenariat et de liberté par rapport à tous les stéréotypes basés sur le genre – et qui donne à chaque individu la liberté d’assumer le rôle le mieux adapté à ses besoins et à ses talents. Ce mouvement est un mouvement dynamique parce que ce combat pour le changement ne s’effectue pas sur les champs de bataille et dans le monde mais à la maison, dans l’espace le plus intime, celui du cœur humain. Le féminisme a le potentiel de toucher chaque homme, chaque femme et chaque enfant parce que ses principes élémentaires restent pertinents quelles que soient les conditions dans lesquelles les gens vivent, en dépit des édits du totalitarisme, du mondialisme, du communisme ou du capitalisme et même s’ils subissent le racisme, l’âgisme ou le sexisme.

Vers le milieu du siècle, le mouvement des femmes jusque là plutôt latent dans la conscience du publique depuis l’époque des Suffragettes, a effectué un retour en force. Dans un style tout à fait vingtième siècle le féminisme – nord américain et européen – est devenu un événement médiatique. Même si la couverture médiatique tendait à mettre en relief le radicalisme du mouvement, décrivant les femmes comme des ‘militantes MLF’ et aliénant ainsi bon nombre de femmes et d’hommes, il n’en reste pas moins que les questions et les préoccupations féministes ont circulé et ont été débattues publiquement avec une ampleur sans précédent. C’est ce débat public qui a permis de transporter la question de l’égalité des femmes au delà de l’arène domestique et jusque sur la scène mondiale ; et ce, pour atteindre un niveau tout à fait remarquable et déboucher sur la Première Conférence Mondiale Pour les Femmes qui s’est tenue à Mexico en 1974. Après quatre Conférences Mondiales des Nations Unies et une année consacrée à la femme, le monde entier semble reconnaître aux femmes l’égalité des droits et le droit à l’équité et admettre que les problèmes de genre ont une certaine importance.

Pourquoi alors, ces changements que le monde semble considérer comme nécessaires sont ils si lents à intervenir ? Pourquoi, partout dans le monde des femmes continuent-elles à travailler plus longtemps tout en gagnant moins que les hommes ? Pourquoi les lois qui permettent la discrimination envers les femmes n’ont-elles pas été changées et leur application modifiée ? Pourquoi y a t-il encore autant de femmes analphabètes ? Pourquoi de si nombreuses femmes sont-elles encore considérées comme les biens de leur conjoint et de sa famille ? Pourquoi la violence envers les femmes et les enfants, plus particulièrement envers les jeunes filles, est-elle si commune ? Le troisième millénaire approche et ceux qui travaillent dans le cadre du développement en sont encore à se battre pour intégrer à leur travail une prise de conscience des problèmes de genre capable de changer les vies – et les cœurs – et transformer le monde de manière à ce que les femmes et les hommes puissent à égalité déterminer comment améliorer leur propre vie, celle de leur communauté et celle de leur société.

Malheureusement, il est probable que l’histoire statue en disant que bien que le féminisme ait été porteur d’un potentiel d’une amplitude considérable, ce potentiel n’a jamais été complètement exploité au cours du vingtième siècle. Peut être est-ce encore une période trop proche pour nous permettre de juger avec exactitude de nos échecs ou de nos succès. Cet essai s’interroge sur la ségrégation et l’isolement rencontrés par celles qui cherchent à ouvrir des brèches dans les remparts de l’hégémonie masculine et tentent d’abattre les murs de l’inégalité des sexes. Y sont examinées les stratégies employées par le mouvement des femmes dans le cadre du travail de développement avec les femmes (principalement en termes de formation et d’intégration du genre) et évalue les barrières qui ont été érigées pour contrer toutes tentatives destinées à remettre en question le système patriarcal prévalant. Certains domaines où des changements positifs ont été obtenus sont passés en revue et la nécessité urgente de rapidement les enraciner dans le nouveau millénaire est soulignée.

L’hégémonie masculine corrompt les initiatives de développement qui ont pour but d’apporter des changements positifs dans la vie des femmes et, par extension, dans la vie de leurs familles et celle des hommes qui les entourent. C’est un aspect qui est tout spécialement visible dans la manière dont le développement s’est adressé aux femmes et a été apporté par des femmes, plus particulièrement en ce qui concerne le concept de création de revenus, la manière de traiter le problème de la violence envers les femmes et la violence domestique, ainsi que la question des approches participatives pour un développement durable. Il est particulièrement décourageant de constater comment les hommes évitent d’être présents ou de participer à toute discussion qui touche principalement à des préoccupations propres aux femmes. C’est pourquoi le développement avec les femmes est en grande mesure devenu le développement pour les femmes, par les femmes et avec les femmes, et c’est en cela qu’il convient de chercher les racines de son manque de réussite.

Le Symbole Adinkra de Sankofa, un oiseau stylisé qui se déplace vers l’avant mais qui continue à regarder vers l’arrière, nous rappelle qu’il est impossible de comprendre le présent sans connaître et comprendre le passé. Afin de comprendre la situation présente, regardons par dessus notre épaule vers la fin du dix-septième siècle en Europe, au moment où les structures de la domination masculine commencent à s’institutionnaliser et la discrimination sexuelle à se codifier. Il nous faut pour cela considérer l’émergence de l’entreprise de développement international et ensuite, le rôle et l’impact des grandes compagnies.

Sankofa

‘La Nature’, écrit le Dr Samuel Johnson, ‘a donné aux femmes tellement de pouvoir que la loi, dans sa sagesse, ne lui en a donné que très peu’. Son aphorisme peut être tout a fait considéré comme représentatif de la pensée de cette époque.

[Pendant] les dix-septièmes et dix-huitièmes siècles la société occidentale commence à trouver des solutions pour répondre aux problèmes d’organisation posés par les changements intervenus grâce à la technologie, dans l’agriculture, l’industrie, le commerce… La discrimination envers les femmes, plutôt qu’un simple préjudice ou une injustice à leur encontre au travers de certaines pratiques légales, devient partie intégrante des nouvelles structures qui émergent et à mesure qu’elles émergent ces structures nouvelles affectent la vie de plus en plus de personnes de manières de plus en plus diverses si bien que la discrimination à l’encontre des femmes devient de plus en plus courante, de plus en plus acceptée et de plus en plus difficile à combattre… La fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième voient l’avènement d’une culture singulière à travers la société occidentale qui a pour conséquence une ampleur toute nouvelle et particulièrement préjudiciable de la discrimination à l’encontre des femmes (Griffiths 1976:99)

C’est ainsi que la discrimination due au genre est devenue codifiée et acceptée comme étant justifiée. Progressivement les femmes sont devenues des mineurs trop incompétentes pour gérer leurs propres finances ; elles ont alors perdu leurs droits médiévaux de travailler comme femmes soles (Clark 1968). Ces événements se sont produits à un moment de l’histoire qui allait avoir un impact extraordinaire sur les pays que nous appelons maintenant ‘en voie de développement’.

En Europe, aux dix-septième et dix-huitième siècles, les différentes sociétés ont commencé à se transformer, les économies agraires sont devenues des économies industrielles qui ont transformé la nature du travail. Celui-ci est devenu une activité séparée qui s’est déplacée de la maison vers un ‘lieu de travail’ défini. En parallèle, les relations familiales qui avaient existées jusque là, entre l’apprenti, le journalier et le maître ou la maîtresse et la servante ont commencé à s’éroder. Une distinction a commencé à s’établir entre fonctions domestiques et économiques (Griffiths 1976), de plus en plus c’est l’homme qui prend la responsabilité des fonctions économiques alors qu’à la femme est laissé le rôle domestique. Ces valeurs, attitudes et institutions ont été transférées à d’autres sociétés par le biais du processus de colonisation qui a perduré jusqu’au vingtième siècle. Toutes les puissances coloniales ont emporté avec elles et ont appliqué à leurs possessions coloniales ces modèles occidentaux d’organisation qui sont ouvertement discriminatoires envers les femmes.

Les exemples abondent illustrant la collision et la collusion entre préjudices et discrimination préexistants et ceux imposés par le pouvoir colonial. Barbara Rogers (1980) a observé comment les structures coloniales ont privé les femmes en Afrique de leurs droits d’usufruit, de la même manière qu’en Europe les Décrets sur les Clôtures avaient empêché les paysans d’utiliser les terres communes des villages. C’est ainsi que les femmes ont perdu le droit à la terre et le contrôle sur leurs moyens de production.

Une séparation encore plus élémentaire est également intervenue : l’isolation de certains groupes particuliers de femmes face à cette plus grande ‘communauté’ des femmes. Les structures coloniales ont utilisé les classes et la race pour séparer les femmes les unes des autres. En imposant des interdits sur les associations entre les différentes races et les différentes classes, la loi coloniale a renforcé les distances entre les maîtresses et les servantes, entre les femmes de commerçants et les femmes de militaires, entre les indigènes et les expatriées. Des femmes qui pourtant avaient en commun une même condition et une même expérience ne pouvaient se rejoindre pour explorer ensembles les possibilités de lutte pour faire changer les choses. Plus encore, sous prétexte qu’elles étaient protégées par les hommes, les femmes, de fait, étaient utilisées pour maintenir la domination des hommes. Et elles l’ont réellement maintenue : non seulement parce qu’elles n’ont pas été capables de remettre en question leur inégalité et qu’elles ont soutenu les privilèges masculins grâce à leur rôle de support reproducteur, mais encore parce qu’elles ont rendu le colonialisme viable économiquement. Catherine Hall a effectué des recherches sur les énormes sommes d’argent investies dans des entreprises coloniales et que les hommes s’étaient appropriées grâce à des mariages de type ‘classe moyenne’, où les biens de l’épouse deviennent ceux du mari qui est alors libre d’en disposer à sa guise (Hall 1996).

Les pays en développement ont intégré les normes coloniales de discrimination par rapport au sexe et les ont considérées comme faisant partie de l’ordre normal des choses au moment où ils sont devenus indépendants de leur colonisateur. Les différentes strates de préjudice traditionnel local qui pouvaient exister, s’y sont ajoutées. Les expressions traditionnelles de pouvoir et d’autorité des femmes avaient d’ors et déjà pratiquement disparues.

La seconde vague de soutient à la domination des hommes est venue sous la forme des ‘missionnaires’. A la fois les missionnaires religieux et les missionnaires du développement apportaient avec eux des idées on ne peut plus claires sur le rôle et le statut de la femme et, consciemment ou pas, ont appliqué ces convictions dans leur travail. Le développement international émergea comme une discipline et une industrie à part entière, et de nombreux travailleurs dévoués, bien-intentionnés et motivés ont tout de même véhiculé leur propre version des activités jugées appropriées pour une femme et leur propre vision de ce qu’une femme développée devrait être, sans aucune référence aux femmes elles-mêmes et à leur situation locale particulière.

Les lignes de pensée qui orientent le développement et sa mise en pratique sont influencées tout autant par des personnalismes et des préjudices que des concepts et des idéaux. USAID (ONG d’aide au développement Nord Américaine) en analysant la composition de son personnel sur une période de temps, a découvert que ses employés chargés des programmes d’aide étaient en grande majorité originaires des états du Sud des Etats Unis. Il est apparu que le travail dans le domaine du développement, même s’il n’est pas très bien payé, attirait les gens du Sud qui gagnent moins que leurs collègues dans les états du Nord. L’analyse a également révélé que la plupart de ces sudistes étaient des hommes, blancs et avaient un niveau d’éducation et d’expérience moins élevé que ceux qui avaient été recrutés dans les états du Nord. (1) Il est tentant de mettre en question l’impact qu’ils ont eu sur la manière dont le développement a été mis en œuvre. Pour avoir grandi dans une société qui ouvertement prône que les capacités intellectuelles sont différentes selon la race et le sexe, quelle pouvait bien être leur aptitude à établir des relations avec des personnes issues du monde ‘en développement’ ? Quelles pouvaient être leurs attentes par rapport au potentiel des races non blanches et des femmes à bénéficier des opportunités de développement ? Il est donc évident que le ‘qui’ du développement – les personnes et les personnalités qui s’en occupent – est aussi important que le travail en soi qui est effectué, et tout aussi crucial que le ‘pourquoi’ – ou les principes qui l’orientent.

Tout autant les femmes que les hommes, même ceux qui volontairement s’étaient engagés à travailler dans des pays lointains pour partager la chance qu’ils avaient eu à la naissance et de par leur éducation, portaient en eux des préjudices concernant le rôle et la place de la femme. Dans les premiers temps du bénévolat au travers de CUSO (Canadian University Service Overseas, Service à l’ Etranger de l’Université Canadienne), de VSO (Voluntary Service Overseas, Service Bénévole à l’Etranger, qui fait partie du programme de coopération à l’étranger du gouvernement britannique), et des US Peace Corps (Service de coopération à l’étranger du gouvernement américain), on s’est aperçu qu’il n’y avait aucune indication permettant de penser que la question du développement non discriminatoire envers les femmes aient été ne serait-ce qu’abordée lors de sessions informatives ou de cours d’orientation préliminaires.. Les bénévoles emmenaient avec eux le sens sinon le message en clair de la discrimination ; la plupart d’entre eux ne réussirent pas à lutter contre ce préjugé et ces stéréotypes.

Même si de nombreuses tentatives de changement ont été introduites, la plupart des organisations de développement, y compris les ONG, sont des structures de type plutôt patriarcal. On assiste à une intensification de la hiérarchisation qui va des ONG aux agences bilatérales et multilatérales, jusqu’à culminer dans le cas de la Banque Mondiale et celui du FMI. La correspondance du groupe consultatif externe qui s’occupe des problèmes de genre au sein de la Banque Mondiale est une bonne indication de la lenteur des réponses obtenues face aux questions qu’ils ont soulevées ; le FMI quant à lui est complètement silencieux sur toutes les questions de genre :

Les hommes savent, même s’ils n’y pensent pas de manière consciente, que tout réside dans les apparences, c’est pourquoi ils se battront pour les apparences et oublieront ou ignoreront la réalité. … Cette situation est endémique à toutes les institutions patriarcales. (French 1985:305)

Les organisations de développement sont devenues expertes dans leur manière d’approcher les femmes en ce qui concerne le développement et les questions de genre. Dans cette Revue, Sara Longwe partage avec nous la compréhension qu’elle a acquise, grâce à des visites répétées à Snowdida, des stratégies de blocage employées pour empêcher toutes mesures ou décisions politiques qui pourraient contribuer à donner plus de pouvoir aux femmes. L’ensemble des stratégies qui sont employées aujourd’hui est emprunté à l’esprit gestionnaire des grosses entreprises : fidèles à la sauvegarde des apparences, ces stratégies qui comprennent la potentialisation du politiquement correct, les bons gestes et les bonnes attitudes, suite à quoi il est possible de retourner aux affaires courantes avec la certitude que fort peu de choses va venir perturber la réalité de l’entreprise.

La formation sur les problèmes de genre et de diversité et la gestion du changement constituent une industrie en pleine croissance, avec des consultants appelés à intervenir dans de nombreuses grosses compagnies ainsi que dans les agences de développement. L’incapacité de la formation sur la diversité à imposer un changement, par exemple au niveau d’une structure qui récompense le racisme et le sexisme comme cela a été démontré lors d’un procès intenté par les employés de la Texaco Corporation aux Etats Unis – une compagnie jouissant d’une politique de recrutement et de promotion des employés apparemment ouverte et positive – soulève la question de savoir si le but de ce genre de formation est réellement de changer les attitudes.

Un examen sur la manière dont la formation aux questions de genre est appliquée dans les organisations de développement pourrait soulever le même type de questions. Il existe toujours des employés qui font preuve d’engagement, qui sont intéressés et qui veulent voir les choses changer. Nombreux sont ceux qui participent parce qu’une bonne connaissance des questions de genre fait partie de ces aptitudes qui sont demandées de manière courante dans le travail. Les agences de développement et les Nations Unies ont beaucoup investi dans la formation. La plupart des organisations, cependant – et il existe des exceptions – n’effectuent pas le suivi nécessaire qui consisterait à mettre en place des structures qui impliquerait de rendre compte des acquis en terme de genre. Les pénalités ne sont pas nombreuses si on néglige d’entreprendre une évaluation de l’impact en terme de genre, si on néglige de déterminer des problèmes spécifiques de genre dans l’analyse du cadre logique de travail, ou si on néglige, au cours du processus de planification, d’inclure des indicateurs qui permettront par la suite d’évaluer les activités en relation avec les questions de genre pertinentes. Sur cet aspect, l’attitude du secteur du développement diffère à peine de celle des grosses entreprises.

Une enquête de 1990 parmi les responsables exécutifs en chef des compagnies Fortune 1000 a démontré que 80 pour cent d’entre eux admettaient que la discrimination sexuelle empêchait les employées femmes de progresser, mais moins de 1 pour cent d’entre eux considéraient que remédier à la discrimination sexuelle était un objectif que leur département du personnel devrait se fixer’ (Faludi 1991 :xiii). Bon nombre de ces compagnies sont des multinationales qui exportent ces mêmes attitudes ainsi que les valeurs qui leur sont sous-jacentes en influençant le milieu des affaires, les gouvernements et les travailleurs des pays en développement dans lesquels elles opèrent. De nombreuses multinationales opèrent dans des zones commerciales franches ou protégées où le travail affiché comme une opportunité pour les femmes, qui représentent la majorité de leurs employés, en fait les opprime et leur font subir des conditions qui n’ont rien à envier à celles en vigueur aux premiers jours de la révolution industrielle en Europe. Les femmes ont peu d’autre choix que d’accepter le travail proposé aux conditions proposées. Du fait du renversement économique en Asie, les jeunes femmes et les émigrants à la recherche d’un emploi se trouvent confrontés à un autre défi, un marché du travail ‘qui dégénère rapidement et se transforme en une jungle sans lois pleine de corruption. Ateliers inhumains, affaires de trafic humain, prostitution forcée et esclavage régularisé sont en train de devenir très rapidement les nouveaux emblèmes des jours difficiles de l’Asie’. (Newsweek 1998)

Récemment, aux Etats Unis, de grosses multinationales productrices de vêtements ont été dénoncées pour la manière dont elles exploitaient dans leurs usines, la population émigrée US qui est soumise à des conditions de travail épouvantables jusqu’ici la caractéristique des seuls pays en développement. Ces entreprises continuent ainsi leur exploitation du travail féminin pas ou peu qualifié. Elles le font sans se préoccuper de développer des systèmes de promotion ou de développement de carrière pour les femmes capables mais tout en maintenant un vernis de sollicitude envers celles qui se plaignent de discrimination sexuelle ou de genre. Les valeurs adoptées par ces grosses entreprises mondiales créent des standards – des standards minimaux – concernant la manière de traiter les préoccupations sur les problèmes de genre en prétendant agir au niveau de la gestion du changement comme si les questions de genre étaient importantes tout en en faisant très peu pour changer le statu quo. Le sens du politiquement correct semble avoir inspiré de nombreux adeptes dans le monde du développement : l’image projetée par l’entreprise devient plus importante que la réalité de l’entreprise.

Les effets sur le terrain

Les méthodes participatives

La résistance masculine et la persistance de l’hégémonie masculine affectent la manière dont les praticiens qui travaillent avec des femmes sont capables de mettre en place les différentes options de développement. Un corpus d’enseignement et de documentation sur les méthodes participatives a évolué à partir de l’expérience acquise en travaillant avec des groupes de femmes, en effectuant une rotation des responsabilités de direction, en mettant en commun les capacités, les informations et les connaissances et en instaurant des activités coopératives.

La manière de travailler des femmes et leur style de gestion sont souvent qualifiés ‘d’extrêmement participatifs, complémentaires et coopératifs’, des styles qui jusque très récemment n’étaient pas référencés dans la littérature spécialisée. De fait, il n’est pas courant d’encourager les hommes à adopter des approches participatives dans le travail, la gestion ou les relations. Ce que les institutions patriarcales permettent, attendent et récompensent sont ‘différentes formes d’obéissance’ – comme la conformité et l’uniformité – qui sont fomentées et maintenues par la crainte (French 1985 : 308-315). C’est pourquoi il ne devrait pas nous surprendre de constater que bien que le développement participatif soit largement accepté en tant que concept, il n’existe que de manière minimale dans la pratique du développement, que ce soit au niveau du travail sur le terrain ou au niveau des arrangements institutionnels des agences de développement. Quelques organisations peu nombreuses comme Proshika au Bangladesh s’efforcent de rendre leurs programmes très participatifs et équilibrés en terme de genre, mais nombreux sont ceux qui considèrent que la participation est le ‘côté gentil’ du développement, le côté qui prend trop de temps à mettre en place par rapport aux résultats. Lorsque les agences choisissent cette voie, il en résulte souvent des problèmes. Bien trop souvent la méthodologie ‘impose silence aux demandes spontanées et implique, au moins, un ré emballage au niveau du vocabulaire de la participation’ (Jackson, dans Eade 1997)

La famille Nations Unies semblait très fortement valoriser la collaboration et la participation des ONG dans les débats et les conférences internationales des années 1990. Cependant récemment, les mêmes ONG dont la contribution avaient été tellement effective lors des CNUAD de Rio, du Caire, de Copenhague et de Beijing et qui avaient réussi à créer une relation de partenariat si étroite avec les agences des Nations Unies, se sont retrouvées privées de toute participation réelle au suivi de la Conférence Internationale sur les Populations et le Développement (‘Le Caire Plus Cinq’) lors de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Bien plus, un certain nombre de pays, parmi lesquels le Vatican, ont cherché à renégocier des acquis du Caire, comme l’adoption d’un langage acceptable en terme de genre ou les déclarations en faveur d’une prise en charge des droits reproductifs qui avaient représenté une avancée pour le mouvement des femmes. Les ONG sont particulièrement concernées par une telle volte-face parce que les réunions d’évaluation de Copenhague et de ‘Beijing Plus Cinq’ ont été programmées pour l’année 2000. (2)

Si la participation est associée à une manière typiquement féminine d’opérer, est-ce peut-être cet élément féminin que les agences trouvent le plus difficile à intégrer ? Une véritable participation, après tout, implique que l’agent de développement cède volontairement une partie de son pouvoir au niveau de la conception, de la direction, de l’établissement des priorités et que les responsabilité soient prise en commun face aux résultats du projet ou dans le cas des Nations Unies face aux résultats et aux orientations de la conférence.

Un autre obstacle à l’introduction plus large des approches participatives de développement réside dans les structures opérationnelles qui sont actuellement celles des agences de développement multi et bilatérales. De plus en plus d’agences ont recourt aux services de consultants qu’elles chargent de penser et mettre en place les programmes de développement à leur place. Les employés des agences fonctionnent maintenant comme des gestionnaires du développement ; budgets, compte-rendu et résultats sont les points cruciaux. Même s’ils adoptent le langage de la participation, ces gestionnaires trouvent souvent difficile de s’occuper de développement participatif. L’agence exécutrice et les consultants sont en contact direct avec le terrain, mais les gestionnaires de l’agence travaille à distance, l’expérience en matière de développement ne leur parvient que par l’intermédiaire des consultants. Si un projet est réellement participatif, le gestionnaire responsable au niveau de l’agence perd encore plus le contrôle, parce que les décisions et les activités sont légitimement dirigées par le terrain et les résultats, les structures de gestion et les délais qui avaient été élaborés pour le projet sont susceptibles d’être chamboulés parce que le plan est entre les mains des gens.

Création de revenus

Même si les stratégies de développement ont cherché à renforcer les opportunités économiques des femmes, elles ont attaqué le problème d’une seule façon. La réponse, semblait toujours se trouver dans la création de revenus La création de revenus est une appellation féminisée pour emploi, de la même manière que les occupations sont ainsi nommées pour dévaloriser le rôle joué par les femmes lorsqu’elles les remplissent : il y a des berger et des bergères, des stewards et des stewardess ; les hommes sont des chefs mais les femmes sont des cuisinières.

Le raisonnement qui se trouve derrière la création de revenus tend à indiquer que ceux qui planifient les projets conçoivent les femmes dans leur environnement domestique et cherchent à trouver des moyens de gagner de l’argent qui soient associés à ce rôle. S’il est vrai que cette approche aient pu être appropriée comme stratégie de départ destinée à vaincre la résistance des hommes face à un accomplissement des femmes au travers de revenus indépendants, les femmes ne semblent pas avoir réussi à dépasser ces programmes initiaux. Encore proposées depuis les années 1950 et jusqu’à la fin du siècle dernier, des activités de jardins potagers, de couture, de broderie, et d’élevage de poulets… c’est un peu comme si on élaborait un programme éducatif qui continuellement maintiendrait des adultes au niveau de la maternelle. Même lorsque de nouvelles voies pour gagner de l’argent sont identifiées, comme par exemple avoir un restaurant au Bangladesh (voire l’essai de Mahmuda Rahman Khan dans cette Revue), l’association étroite avec le rôle traditionnel et accepté de la femmes alimente les stéréotypes qui dictent ce qu’une femme peut et devrait faire, et pour cette raison en devient limitatif. Ces projets sont tout autant un moyen de trouver des solutions viables d’emploi pour les femmes qu’une manière de leur permettre de se prendre en charge et de faire changer une société qui n’accepte de les voir que dans un ensemble limité de rôles. Dans leur forme actuelle, les projets de création de revenus, sont potentiellement restrictifs en ce qu’ils n’offrent aux femmes qu’un accès limité aux opportunités économiques, que peu de marge d’expansion et peu de choix. Il n’est certainement pas surprenant de lire dans de nombreux rapports, et cela se répète dans différentes cultures, que des activités de création de revenus ont été reprises par les hommes dès le moment où elles sont devenues de véritables activités économiques. Les femmes sont dépossédées de leur argent et de leurs idées et il ne leur reste plus alors, qu’à se remettre à bricoler comme auparavant.

Violence

L’une des préoccupations, qui fait l’unanimité pour toutes les femmes dans le monde, est la violence. Les femmes ont vécut avec la violence des hommes dirigée contre elles pendant des siècles et elles l’ont retournée envers elles-mêmes en se sentant coupables, blessées et honteuses, chaque fois qu’elle la subissait. Soulever le problème dans un débat public était perçu comme porteur d’une telle charge politique que les deux premières Conférences Mondiales de la Femme ont abordé la question sous l’entête de ‘Paix’ : paix à la maison. Ce qui a permis les discours mais pas de véritable changement. Au cours des années l’accumulation d’études et de témoignages émanant de groupes de soutien, de centres de crise et de refuges toujours plus nombreux a fini par rendre public ce qui était personnel, et la honte a été mise à découvert. Il ne semble cependant pas que le problème ait diminué pour autant. L’ouverture nouvelle signifie-t-elle que plus de crimes violents envers les femmes sont dénoncés ou assiste-t-on à une véritable augmentation de ces actes ? Toujours est-il que l’ampleur du phénomène coupe le souffle. Des stratégies plus anciennes selon lesquelles une plus grande autonomie des femmes entraînerait une diminution de la violence envers elles, en sont remises en cause. Des politiques de ‘tolérance zéro’ qui sont en vigueur dans certains pays, ont signifié un soutien pour les femmes et ont abouti à des peines d’emprisonnement pour les hommes, mais elles n’ont pas encore engendré de changement par rapport à la manière dont la société tolère ces abus.

La violence est un instrument crucial du maintient de l’hégémonie masculine ; c’est le moyen par lequel les exigences de conformité et d’obéissance sont transmises et imposées aux femmes. Dans les systèmes hiérarchiques, il est probable que les hommes obéissent par peur de perdre leur travail, leur statut ou leur pouvoir ; aux femmes ont fait craindre la violence. Parce que la violence est inextricablement liée à l’hégémonie masculine, ce n’est qu’en mettant fin à cette hégémonie qu’il sera possible de réduire la violence et de persuader les citoyens qu’il s’agit d’une préoccupation qui concerne l’ensemble de la société plutôt que simplement un problème privé et isolé. Il est également crucial de diminuer la complicité des femmes elles-mêmes face à la violence qu’elles subissent ; pour cela il convient de réfuter le phénomène social qui permet aux femmes de prétendre qu’être battue équivaut à être aimée, et de briser les relations de pouvoir déséquilibré qui impliquent de s’échanger soi-même contre argent et protection. Plus important encore, aucun changement ne surviendra sans la coopération des hommes.

Il est possible qu’un réexamen des approches concernant la participation, la création de revenus et la réduction de la violence envers les femmes contienne la clé permettant de repenser comment faire en ce vingt et unième siècle du développement avec les femmes d’une façon plus productive, plus inclusive et plus effective. Ces questions n’existent pas dans le vide. Elles font partie d’un mélange d’approches que les praticiens ont adoptées au cours des cinquante dernières années et devraient être envisagées dans le contexte de deux parmi les stratégies les plus importantes employées pour renforcer le développement avec les femmes :

L’intégration du genre (gender mainstreaming) et la formation aux problématiques de genre (gender training).

Intégration du genre et formation aux problématiques de genre

L’intégration du genre implique une application systématique et consciente d’une perspective de genre aux activités corporatives, aux orientations et décisions politiques des gouvernements et des agences et à la mise en place de procédures de gestion destinées à en vérifier l’application. L’intégration du genre est apparut en réponse aux stratégies isolationnistes qui marginalisaient ceux qui étaient responsables des préoccupations des femmes au sein du gouvernement et des agences et qui de ce fait voyaient leur capacité d’action compromise et la portée de leurs activités réduite. L’intégration du genre constitue un défi envers l’exercice du patriarcat, son intention étant que les perspectives féminines comme le savoir, les capacités et toutes les différences propres aux femmes soient incorporées aux options de développement et à la vie nationale et par là même les transforment.

Les analyses de l’intégration du genre qui ont été effectuées au niveau des gouvernements ont mis en lumière l’existence d’un certain nombre de barrières. La première d’entre elles étant un manque de compréhension de la part de ceux qui définissent les politiques de la stratégie elle-même et du rôle des unités qui se concentrent sur les questions de genre. Dans les Caraïbes, au début des années 80, les secrétaires permanents responsables des unités spécialisées pour les femmes admettaient ne pas avoir une idée très claire du rôle, de la mission et des capacités de ces unités et se demandaient comment les gérer et les soutenir dans leur travail. Lors de la préparation de Beijing, 15 ans plus tard, les mêmes questions ont été soulevées et nombreux étaient les responsables politiques qui ne comprenaient toujours pas le rôle des unités spéciales où méconnaissaient les besoins en terme d’intégration. Progrès zéro ?

Même si l’intégration du genre est à l’ordre du jour dans toutes les organisations de développement, les efforts ne permettent pas encore de garantir un taux de responsabilité et d’implication suffisant à plusieurs niveaux. L’expérience dans les meilleurs cas semble indiquer qu’il faut des agents de changement variés situés à plusieurs niveaux à la fois à l’intérieur de l’organisation et à l’extérieur pour permettre d’ancrer ces changements. Les agents de changement au niveau exécutif sont cruciaux pour l’introduction du changement, mais ceux qui se trouvent au niveau opérationnel le sont tout autant pour que les changements soient maintenus sur une base journalière de manière à insuffler existence et expression à la politique. Tout aussi importants sont les intervenants extérieurs, les consultants qui travaillent avec l’organisation et apportent des compétences et un aval extérieur aux efforts de l’organisation. Dans le cas de stratégies visant un changement tel que l’intégration du genre, les média, les chercheurs, les écrivains et la communauté universitaire sont autant de facteurs qui contribuent à maintenir la problématique vivante. Sans cette interaction entre les agents intérieurs et extérieurs, et sans un nombre suffisant d’employés pour maintenir le changement à l’intérieur de l’organisation, il est très difficile que celui-ci prenne racine (Kantor 1983). L’expérience acquise démontre également que l’intégration du genre finit rapidement par se limiter à une seule activité, et de plus une activité répétitive. Un effort dans le sens de l’intégration est réalisé , les circonstances et les personnes impliquées changent, une interruption intervient et l’ensemble du processus est à reprendre. Nombreuses sont les organisations qui se lancent dans une tentative d’intégration en comptant sur l’engagement des échelons supérieurs, et disposent d’une petite unité spéciale chargée d’initier le processus. La structure mise en place est minime. Souvent les individus qui sont désignés pour établir un lien avec les unités en charge, se voient confier cette tâche en plus de leur travail habituel et la plupart du temps, ce sont des femmes. C’est alors que les lignes directrices changent et les problèmes de genre deviennent des priorités de deuxième ou de troisième ordre, et l’unité spécialisée est perçue comme trop faible pour remettre en cause ce manque d’implication. Parce que ces questions ont longtemps été la préoccupation d’un groupe restreint de personnes et que les efforts d’intégration du genre n’ont jamais été enracinés dans le système, il n’est que trop aisé de faire dérailler ces initiatives ou de les rendre peu performantes. Le système renforce également une approche minimaliste de l’intégration du genre en payant la plupart des consultants qui travaillent dans ce domaine moins que ceux qui travaillent dans d’autres.

A l’intérieur des agences des Nations Unies un nouveau schéma s’est mit à émerger : une course de relais sur les questions de genre. C’est ainsi que plusieurs agences ont pris la direction du mouvement à un certain moment, se sont ensuite laissées distancer et ont passé le relais à une autre agence. De cette manière, le système peut toujours pointer le doigt sur ce qui est en cours quelque part – de préférence ailleurs. Au tout début des années 90, UNICEF a pris la tête avec à son actif une politique fort bien articulée et des consignes d’action très claires émanant de son Conseil. Un programme, élaboré pour soutenir l’ensemble, rencontra un assez large degré d’acceptation. Cependant dans les trois ans, les priorités ont été déplacées, la direction de l’agence a changé et c’est ainsi que les questions de genre sont devenues accessoires. C’est le PNUD qui a maintenant endossé le manteau de leader. Il dispose d’un fort mandat politique, de stratégies d’allocations financières suffisantes pour garantir la mise en place de l’intégration, des employés additionnels et a fait, de plus, des déclarations sur la nécessité de rendre compte de l’initiative et d’en assurer un contrôle vigilant.

L’un des défauts des stratégies d’intégration, telles qu’elles ont été formulées jusqu’à présent est le fait qu’elles se concentrent pratiquement exclusivement sur les structures du pouvoir et sur la modification des institutions. Ce qui manque ici, à l’inverse du mouvement féministe qui cherchait à remettre en question l’idéologie du patriarcat plutôt que sa structure, c’est une tentative d’influencer l’idéologie de l’organisation et de remettre en question de manière conséquente l’idéologie même du patriarcat. Un lien plus synergétique entre l’intégration et la formation aux problématiques de genre permettrait d’obtenir un effet maximum, à la fois au niveau d’un changement structurel et d’un changement d’attitudes et d’idéologie.

La formation aux problématiques de genre est l’instrument le plus efficace parmi l’arsenal des activités destinées à amener un changement. Ce n’est qu’au travers de la formation et de la sensibilisation, à la fois des femmes et des hommes que ce qui est du domaine du personnel peut devenir politique. Mais bien souvent, la formation n’est pas allée assez loin pour réellement ancrer le changement et elle n’a pas toujours été utilisée avec suffisamment d’effectivité pour combattre l’idéologie. Trop souvent la formation est chargée de remplir un objectif en terme de compétence plutôt que d’engagement.

De plus, est même si des leçons ont été tirées des cas de bonne pratique, les praticiens éprouvent encore des difficultés à garantir que la formation aux problématiques de genre soit adaptée aux réalités différentes de chaque société, chaque communauté et chaque situation. Chaque société est traversée par des préoccupations de genre qui sont apparentes et importantes ; la tâche consiste à les repérer et à les intégrer au contenu du programme. L’incapacité à répercuter, aussi largement que souhaité, les leçons tirées de l’expérience acquise dépend de qui contrôle l’organisation et ses ressources. Le système patriarcal n’est pas enclin à investir intensément dans un moyen destiné à le renverser. C’est pourquoi, une grande partie de la formation sur le genre réellement créative et effective est financé par de petites organisations qui n’ont aucun intérêt au maintien de l’hégémonie masculine. La plupart d’entre elles sont en fait des organisations de développement de femmes.

Sur le long terme la formation sur le genre doit finir par aller au-delà de la sensibilisation et de la prise de conscience – non seulement vers le développement de compétences et d’aptitudes à reconnaître les problématiques de genre sur le lieu de travail et les traiter, mais également à transmettre ces compétences au niveau des départements du personnel. Il n’est pas aisé de parvenir au cœur de la question. Laissez-moi prendre un exemple. Un séminaire de haut niveau sur les rôles typifiés comme masculins au sein de la famille, se déroulait sans heurts et sans dissension majeure. Une session qui traitait de la télévision et de son impact sur les enfants et leur socialisation en terme de genre incluait un exercice pendant lequel tous les participants regardaient une vidéo musicale. On demanda alors aux hommes d’exprimer leur réaction viscérale face à la vidéo, et aux femmes on demanda de prédire ce que les hommes allaient ressentir et exprimer. Lors de la comparaison des opinions au sein du groupe, le ton monta jusqu’à la colère. Les hommes se sentirent humiliés par les femmes et les assomptions qu’elles faisaient par rapport à ce qu’ils pensaient et leurs réactions ; les femmes suspectèrent les hommes de ne pas être honnêtes par rapport à leurs réactions et de n’exprimer que ce qu’ils pensaient acceptables. La session se prolongea d’une heure et demi au delà du temps imparti, et donna tout autant aux hommes qu’aux femmes l’occasion d’exprimer des préoccupations, des attitudes et des assomptions qui ne s’étaient pas fait jour lors des autres sessions, permettant ainsi au séminaire de s’écarter un peu du politiquement correct.

Le défi qui se pose aux praticiens est de trouver des manières créatives et effectives de révéler les attitudes qu’ont femmes et hommes, et de créer les conditions permettant de les exprimer et de s’y attaquer sans risques. Dans les organisations de développement, pratiquement toutes les formations sur le genre ont pour conseil de ne pas s’aventurer sur ce terrain, l’argument étant que les employés vont se sentir gênés et que ce dont ils ont besoins se sont des compétences et des connaissances et pas d’un changement de leurs attitudes de base. Cependant, s’il faut changer les attitudes, alors les organisations doivent ouvrir leurs portes à un type de formation et de sensibilisation aux problématiques de genre qui remettent en en question et parfois dérangent.

S’il est vrai que sensibiliser les gens à la manière dont les questions de genre affectent leur existence, leurs programmes de développement, le résultat de leurs activités est bien évidemment important, le message employé et la manière dont il est transmis deviennent parfois confus. Trop nombreux sont les programmes conçus comme formation aux problématiques de genre qui s’adressent presque exclusivement aux femmes et n’atteignent pas les participants hommes. Une collègue, formatrice, m’avait une fois confié que les choses s’étaient mal passées aux Samoa Occidentales lorsqu’elle avait entrepris un programme de formation sur le genre. Elle était partie de son observation de la situation des femmes et de leurs inégalités, ce que les hommes présents n’avaient pas bien pris. A l’époque aux Samoa Occidentales il y avait une incidence de suicides très élevée parmi les jeunes hommes, attribuée aux changements survenus dans une société où ceux-ci n’avaient plus à gagner leurs galons au travers d’épreuves de bravoure et où aucune autre alternative de réalisation personnelle ne leur était proposée. Par contraste, les femmes disposaient de rôles sociaux clairement définis qui étaient moins affectés par l’évolution du mode de vie. De plus, au seing du village c’est aux femmes que revenait la responsabilité de veiller sur la propreté de l’environnement et de préserver la pureté de l’eau. Pour ces raisons ce sont elles qui monopolisaient l’attention des agences de développement et se trouvaient impliquées dans plusieurs petits projets. Très clairement, dans ce cas, une opportunité n’a pas été exploitée. Les hommes auraient peut être prêté plus d’attention si la question des suicides avaient été incorporée au programme de formation.

La formation et l’intégration du genre doivent être beaucoup plus étroitement liées de manière à former un tout permettant à la formation sur le genre d’être considérée comme un renforcement des capacités au sens le plus large. Il ne s’agit pas simplement d’un cours bref et obligatoire ; en fait elle devient l’outil primordial pour que survienne l’intégration, dans le sens où une organisation devient capable de comprendre, analyser, et mettre en place les conditions qui permettent de créer un environnement favorable en terme de genre – dans son essence même un facteur conduisant au démantèlement de l’hégémonie masculine. L’analyse et la formation sur le genre devraient s’attaquer à un changement personnel et organisationnel fondamental. La formation sur le genre doit de plus en plus s’orienter vers un processus et une expérience, sans toute fois perdre de vue les éléments basés sur les compétences qui sont tellement nécessaires dans le cadre du développement et de la gestion des projets. L’intégration devrait entraîner un changement complet des valeurs en vigueur dans le monde du travail, de manière à ce que les décisions soient plus amplement partagées, le soin aux enfants et les congés parentaux soient reconnus comme importants, la familles et les relations entre les personnes soient valorisées, et que soit considéré comme sacré le respect de la diversité d’expression et d’opinions.

Des stratégies subversives

Ce nouveau millénaire marque-t-il peut être le moment d’entrer activement en subversion à l’encontre des stratégies jusqu’alors utilisées pour contrecarrer l’affirmation de soi des femmes et de les retourner sur elles-mêmes.

Dans les années 70 et au delà, de nombreuses agences de développement ont employé une stratégie concernant les femmes et le développement consistant à éviter les vrais problèmes. Elles se sont cachées derrière des excuses du type ‘le développement s’adresse à des personnes, on ne travaille pas avec des hommes ou avec des femmes’ ou encore ‘nous ne nous intéressons qu’aux personnes’. Il est tout à fait improbable qu’il y ait eu un seul programme de formation sur le genre sans que quelqu’un ne demande, ‘et le développement pour les hommes dans tout ça ?’ Il convient de traiter ces préoccupations avec créativité.

Une analyse au travers d’une perspective de genre nous a permis d’examiner quelles étaient les réalités en terme de genre des ‘personnes’. Cependant, il faut revoir ces déclarations et nous assurer que nous nous occupons réellement de la dimension humaine, des hommes et des femmes qui se trouvent derrière la problématique du genre. L’analyse de genre nous laisse séparer les hommes et les femmes pour mieux pouvoir comprendre leurs préoccupations, mais nous devons réintégrer les deux perspectives si nous voulons agir positivement à partir de ce que nous avons compris. Malgré le nombre important d’hommes qui maintenant travaillent sur des questions de genre, et le nombre important d’équipes de formation qui sont mixtes, trop souvent ce sont les questions qui affectent plus spécifiquement les femmes qui sont sélectionnées et traitées ; alors que les rôles dévolus aux hommes, le déséquilibre en terme de pouvoir des relations, et le piège que le système patriarcal constitue pour les hommes est fort peu abordé. Si cet ordre des choses n’est pas changé, la formation sur le genre continuera à défendre la position des femmes et sera incapable d’enrôler la participation des hommes comme partenaires, comme agents de changement, et comme convertis. Dans la pratique, le développement avec les femmes continuera à être le développement sans les hommes, et continuera de ce fait à être moins effectif – une gageure, dans la mesure où c’est l’hégémonie masculine qui déconstruit les avancées faites par les femmes et remet en cause leurs incursions dans les domaines privilégiés des hommes.

Pourquoi ne pas commencer à travailler avec des groupes d’hommes ? Les femmes ont découvert que travailler ensemble en tant que femmes, du moins pour un temps, renforce leurs capacités à comprendre et articuler leur situation. Les hommes ont besoin de pouvoir faire la même chose. Mettre sur pied des groupes d’hommes implique non pas de suivre le type de sensibilité masculine qui tend à tout réduire à ‘ma mère m’a trahi’ ou de construire une mystique masculine, mais bien de réellement chercher à découvrir les racines de la socialisation des hommes en terme de genre et se préoccuper de leur permettre de se libérer du système patriarcal.

Mais en premier lieu se pose la question d’établir une relation de confiance. L’expérience acquise par le mouvement des femmes au travers des siècles, et plus particulièrement au cours des trente dernières années, tend à prouver que ce n’est pas lorsque les femmes ont acquis une égalité complète dans un domaine que les risques sont les plus grands de perdre cette avancée mais bien lorsqu’elles sont sur le point d’y parvenir (Faludi 1991). Les quinze dernières années ont démontré que les hommes ont été très perturbés par les changements survenus dans la vie des femmes dans les années 60, 70 et 80, et qu’ils sont nombreux à être très en colère à cause de ce qu’ils perçoivent comme une usurpation de leurs privilèges masculins. Des avancées ont également du survenir dans le monde du développement avec les femmes, car là aussi on a observé un retour de bâton. Les fonds disponibles pour des questions de genre et pour un développement avec les femmes sont moins nombreux ; les préparatifs pour la Quatrième Conférence Internationale ont montré qu’il était difficile de parvenir à un consensus sur certains aspects de la Plateforme d’Action de Beijing sur le langage malgré les accords de Nairobi en 1985, même retour en arrière par rapport à des questions comme le droit des femmes à contrôler leur fécondité et le langage malgré les accords du Caire de 1994. Ce retour de bâton explique en partie ce que l’UNICEF appelle ‘la dissolution’ du genre, c’est à dire que les déclarations et les objectifs politiques contiennent des déclarations d’affirmation du genre, mais les activités proposées par les projets comportent bien peu de substance capable de remettre en cause la domination des hommes ou de provoquer une prise en charge de la part des femmes. Les femmes, même si elles prennent l’engagement de faire confiance individuellement à des hommes, se méfient des hommes en général, et expriment leur inquiétude face à un partenariat qui ne doit pas signifier reprise en charge.

Dans la pratique du développement, les domaines les plus propices pour la mise en place de ponts permettant la compréhension mutuelle entre hommes et femmes sont également ceux dans lesquels les choses sont le plus difficiles. Les femmes et les hommes pauvres ont des problèmes à la fois communs mais distincts lorsqu’ils revendiquent ce à quoi ils ont droit. (3) Les femmes, par exemple, éprouvent parfois même des difficultés à revendiquer des droits aussi élémentaires comme de contrôler leur propre corps, faire reconnaître leur prestige et se faire respecter. Néanmoins, le système patriarcal prive les hommes pauvres de leurs droits de citoyens. Penser que l’hégémonie masculine confère du pouvoir à tous les hommes n’est qu’une illusion qui empêche de nombreux hommes de prendre conscience de la réalité de leur impuissance.

La majorité des citoyens du monde se trouvent piégés dans les marécages de la pauvreté. Mais ces marécages sont un terrain fertile pour le changement. Robert Chambers (1983) à mis en évidence la résistance au changement mise en œuvre par les élites qui détruisent les projets destinés à combattre la pauvreté et les programmes dont le but est d’aider les plus pauvres à se prendre en charge. Si l’on remplace ‘élites’ par ‘système patriarcal’, l’analyse convient alors à la réalité tout à la fois des femmes et des hommes pauvres. Malgré le fait que les pauvres soient si démunis, ils sont souvent incapables de prendre des risques sur des stratégies de changement ou/et d’investir dans des opportunités qui pourraient changer leur condition. Les interventions de développement devraient beaucoup plus se fixer comme priorité d’encourager les gens à comprendre l’oppression qui leur est commune et, sous l’impulsion de ce savoir devraient élaborer des approches, des activités et des interventions mutuellement bénéfiques. De telles interventions pourraient continuer à faire tomber des préjudices liés au genre et finiraient par instaurer la base de relations plus saines entre les femmes et les hommes. Ces approches devront avoir une forte base participative, et se concentrer sur le développement d’exemples concrets dont la priorité serait l’usage du ‘pouvoir de’ (un pouvoir où l’on se situe soi-même par rapport à d’autres personnes, d’autres questions et d’autres solutions) plutôt que l’usage du ‘pouvoir sur’ (un pouvoir on l’on situe les autres). Construire des alliances entre les femmes et les hommes comporte des bénéfices additionnels : les élites ont jusqu’ici réussi à isoler les femmes pauvres des hommes pauvres, et par là même à invalider toute activité d’affirmation de soi.

Ce qui vient d’être dit n’a pas pour intention de suggérer que les femmes et les hommes et les femmes et les hommes pauvres n’ont jamais travaillé ensemble. Ils l’ont fait et le font encore. Malheureusement, dans la plupart des cas, l’union de leurs forces respectives s’est faite sur le prédicat que les femmes devaient mettre de côté les questions relationnelles, les questions d’inégalité des sexes, ‘jusqu’à ce que la bataille contre le racisme, pour l’indépendance, pour la révolution soit gagnée’. Une fois la situation escomptée obtenue, ce sont toujours les hommes qui disposent du pouvoir et sont vite oubliés le rôle des femmes dans la lutte et l’égalité des sexes. Des mouvements qui ont été dirigés par des femmes, comme le mouvement Chipko, ont été plus inclusif.

Construire une relation de confiance implique de laisser de la place pour que les hommes puissent travailler comme partenaires, et laisser de la place est tout aussi difficile pour les femmes que pour les hommes. Lorsque le mouvement féministe défia les hommes de partager les tâches domestiques et les soins aux enfants, de nombreuses femmes qui ont commencé à partager ces domaines de responsabilité ont découvert qu’elles devaient se forcer à laisser leur ‘place’. Et elles ont trouvé cela inconfortable ; les êtres humains trouvent difficile de désapprendre des habitudes vieilles de plusieurs siècles. Une partie du défi qui consiste à laisser les hommes approcher, réside dans la difficulté à trouver des hommes qui soient d’accord d’entendre le message et ensuite être capable de leur abandonner une partie de son propre espace pour créer un endroit où ‘être ensemble’ peut se produire.

De nombreux noyaux de changement existent déjà, là où il y a des hommes et des femmes avec un engagement extraordinaire de renverser les barrières liées au genre. Dans les Caraïbes, le Center for Gender and Development Studies (Centre d’Etudes sur le Genre et le Développement) de l’Université des Indes Occidentales a travaillé en partenariat avec des hommes pour comprendre la réalité de genre qui leur est propre. Le taux élevé de jeunes hommes à abandonner le processus éducatif constituait une problématique particulière et un certain nombre de groupes d’hommes ont travaillé avec ces jeunes. En Inde, Sumedhas, l’Academy for the Human Context (L’Académie pour le Contexte Humain), organise des programmes subventionnés par des bourses et qui sont destinés à des spécialistes en ressources humaines de l’industrie et du développement. Ces programmes examinent l’être au sein de la famille, dans le travail, dans les organisations et dans la société au sens large. Ce groupe est très motivé dans sa volonté de briser les zones de silence entre les femmes et les hommes et de construire une relation de compréhension et d’amitié entre eux.

La question de la violence domestique est un véritable point de départ pour travailler avec des hommes. Des événements traumatiques peuvent très bien devenir cathartiques et stimuler une action. Le 6 décembre 1989, un homme tira sur 14 femmes étudiantes ingénieurs qu’ils tua parce qu’elles n’étaient qu’une ‘bande de féministes’. Ce crime horrible a galvanisé des hommes partout au Canada et les a conduit à agir contre la violence. Leur engagement durable à vouloir transformer la société s’est développé en un réseau très étendu qui s’est lié au travers de la Campagne du Ruban Blanc. L’anniversaire de ce massacre est devenu le Canada’s National Day of Remembrance and Action on Violence Against Women (Journée Nationale Canadienne pour le Souvenir et l’Action contre la Violence envers les Femmes). Plusieurs pays au Nord comme au Sud sont en train d’instaurer leur propre campagne du Ruban Blanc, et il y a également des filiales aux Etats Unis. Le Ruban Blanc cherche à sensibiliser les hommes aux questions de violence au sein de la société et à les convaincre de prendre un engagement conscient de tout faire pour l’éradiquer. Certains groupes ont travaillé comme soutien des féministes en essayant de vaincre la résistance masculine face aux messages féministes. Plusieurs parmi les groupes ont mis sur pied des programmes de sensibilisation anti-violence, avec pour cible particulière les hommes jeunes. Ces groupes d’hommes soutiennent le travail des centres de crise/conseil et les refuges. Les mots de l’un d’entre eux :

Tout cela nous entraîne sur ce territoire tellement riche où nous aidons les hommes à faire face à la peine et au pouvoir dans leur vie (tant au niveau personnel que politique). Notre travail consiste à inviter les hommes à explorer le mi-chemin de l’expression saine et confiante des sentiments et des choix tout aussi sain qui peuvent aller de paire. Ma philosophie sur les hommes et le sens de la responsabilité fonctionne sur la conviction que tous les hommes, moi y compris, avons trois choix : 1) être violent, sexiste et abuser de notre pouvoir et du contrôle que nous exerçons ; 2) rester muet alors que tout cela se passe autour de nous ; ou 3) parler, contacter d’autres hommes et travailler comme des alliés avec les femmes pour instaurer un changement positif et une justice sociale. (4)

Partout dans le monde il y a des hommes, qui parce qu’ils sont témoins de la violence envers les femmes qu’ils aiment, deviennent des activistes qui cherchent le changement (la liste de certains de ces sites Internet se trouve en fin de texte, note 4).

Un des problèmes rencontrés par ceux qui travaillent dans le développement sur le terrain lorsqu’ils ont à confronter la violence qui est faite aux femmes, est le besoin qu’ils ont de valider leur propre présence au sein de la communauté et leur crainte qu’une intervention de leur part risque de compromettre l’efficacité de leur travail. Ces mêmes travailleurs, cependant, essaie de modifier un certain nombre d’autres usages ou attitudes qui sont tout aussi sensibles. Au Bangladesh par exemple, BRAC avait décidé de remettre en question l’usage de la dot. Tous ceux qui travaillaient sur le terrain savaient qu’il s’agissait d’une part importante de leur rôle, ils en connaissaient les implications et les arguments. Il est cependant intéressant de constater que peu d’organisations ont adopté une approche aussi déterminée face au problème des femmes battues.

Même si les organisations disent qu’elles considèrent la violence envers les femmes comme une question importante pour elles, leur incapacité à intervenir concrètement dans ce domaine tend à suggérer aux personnes qu’elles servent qu’en fait, elles l’excusent. Les travailleurs du développement ont besoin de compétences leur permettant de mettre en place des interventions qui soient nécessaires, appropriées et sans risque ; des interventions dont le but n’est pas de rechercher les coupables mais de créer une ouverture sur les problèmes pour pouvoir en discuter. Il faut une formation permettant d’améliorer les aptitudes à négocier et la manière de procéder dans ce genre de situation. Les travailleurs du développement ont besoin de compter sur des exemples qui leur montre comment intervenir sans humilier le coupable d’un abus et sans rendre la situation encore plus difficile pour la femme. Des contacts Nord/Sud et Sud/Sud entre les hommes qui travaillent sur ce type de problématiques pourraient contribuer à renforcer ces aptitudes sur le terrain.

L’hégémonie masculine ne peut être démantelée et érodée qu’au travers d’un travail auquel participent des hommes ; il faut qu’elle implose de l’intérieur. Les femmes ne peuvent pas le faire seules. Peut être que l’acte le plus subversif, que l’aspect le plus important à renverser sur lui-même, est la question du pouvoir. Au lieu de se préoccuper avec une certaine littérature qui lamente la crainte des femmes face au pouvoir et à la compétition, les femmes ont-elles besoin de revendiquer les formes de pouvoir avec lesquelles elles se sentent à l’aise.

‘La nature a donné tellement de pouvoir aux femmes’… De quel type de pouvoir s’agit-il ? Il s’agit d’une forme positive de pouvoir plutôt que négative. Pouvoir de plutôt que pouvoir sur, pouvoir de créer, pouvoir de faire croître, de partager, de changer le monde. Le pouvoir de peu miner le pouvoir sur s’il y a suffisamment de personnes engagées à provoquer ce changement. Le Mahatma Gandhi a démontré à quel point l’usage de la non-violence pouvait être efficace. Choisir de ne pas confronter, de ne pas abuser, de ne pas répondre à la violence est une manière d’utiliser ce pouvoir de. C’est partager ce type de pouvoir avec des hommes de plus en plus nombreux qui parviendra finalement à ébranler l’hégémonie masculine.

Ce qui est en cause n’est pas une mesure abstraite des mots tel que ‘égalité’ ou ‘équité’, mais bien la construction d’un climat de valeur et de respect mutuel entre femmes et hommes. Il n’est pas dans l’essence du mouvement féministe de chercher à obtenir qu’un labelle d’égalité soit tamponné sur chaque homme et chaque femme, mais bien de parvenir à une acceptation individuelle et sociale, un respect, une conscience profonde de l’humanité des deux sexes et un valorisation égale des hommes et des femmes aussi différents soient-ils.

En tant qu’idéologie, le féminisme n’exclut pas les hommes à la manière dont le système patriarcal exclut les femmes. Ses valeurs soutiennent la création d’un univers moral alternatif, un univers qui n’est pas concentré sur le pouvoir et le contrôle, ou sur l’accumulation du matériel au dépends de l’humain et de l’environnemental. C’est un univers qui permet la durabilité, la mutualité et les choix. Il propose une vision pour l’avenir qui devrait encourager les hommes à briser eux-mêmes les chaînes de l’hégémonie masculine.

L’un des fils conducteur qui éclaire l’expérience des femmes est la conscience que les mouvements de femmes ont existé tout au long de l’histoire. Comme la Pénélope des anciens, les femmes ont utilisé des subterfuges pour se préserver des ‘espaces’ pour elles-mêmes à l’intérieur du système patriarcal. Dans la mythologie de la Grèce ancienne, Pénélope a obtenu ceci : de pouvoir se distancer de ses prétendants prédateurs en tissant un linceul destiné à Ulysse, l’époux dont elle attendait le retour, et en défaisant la nuit ce qu’elle avait tissé pendant la journée. Comme elle, le mouvement des femmes au travers des siècles est resté vivant en maintenant et en détournant des processus, en tissant et en décousant, en changeant et en défaisant, en se soumettant (en apparence) et en utilisant des subterfuges. Au vingt-et-unième siècle, les leçons tirées de tous ces ourlets déchirés et de ces tapisseries détruites doivent être assemblées et entrelacées pour former un nouveau tissu.

Notes

1 Entretien avec Gloria Scott, première Conseillère ‘Femmes et Développement’, Banque Mondiale.

2 Des Sessions Extraordinaires de l’Assemblée Générale seront consacrées au suivi des conférences récentes : Quatrième Conférence Mondiale sur Les Femmes (2000) ; Sommet Mondial du Développement Social (2000) ; deuxième Conférence des Nations Unies sur les Habitats Humains (2001) ; et Sommet Mondial pour les Enfants (2001)

 

  1. D’après le travail d’ Amaryta Sen sur les ‘entitlements’ (ce à quoi les gens ont droit)

4 Communication Personnelle de Peter Davison, Men for Change, Halifax, Nova Scotia. Parmi les autres sites Internet comprenant des réseaux d’hommes on peut citer :

<www.conscoop.ottawa.on.ca/mensnet/>; <www.chebucto.ns.ca/CommunitySupport/Men4Change/m4c_back.html>; et <www.whiteribbon.ca>

Références

Chambers, Robert (1983) Rural Development: Putting the Last First, London: IT Publications.

Clark, Alice (1968) Working Life of Woman in the Seventeenth Century, New York: A.M.Kelley (originally published in 1919).

Faludi, Susan (1991) Backlash: The Undeclared War Against American Women, New York: Crown Publishers Inc.

Eade, Deborah (ed.) (1997) Development and Patronage, Oxford: Oxfam.

Griffiths, Naomi (1976) Penelope’s Web, Toronto: OUP.

French, Marilyn (1985) Beyond Power: On Women, Men and Morals, New York: Summit Books.

Hall, Catherine (1996) Another Poor Cow, London: Minerva Press.

Jackson, Cecile (1997) ‘Sustainable development at the sharp end’ in Eade (ed.) (1997).

Kantor, Rosabeth Moss (1983) The Change Masters, Innovation and Entrepreneurship in the American Corporation, New York: Touchstone (Simon and Schuster).

Newsweek, ‘The market for misery’, 3 August 1998.

Rogers, Barbara (1980) The Domestication of Women: Discrimination in Developing Societies, London: Tavistock.

Dorienne Rowan-Campbell est à la fois citoyenne de la Jamaïque et du Canada. Durant de nombreuses années elle a été chargée de mettre en place et de poursuivre le Programme Femmes et Développement au Secrétariat du Commonwealth, et plus tard elle a mis sur pied ce qui allait devenir le Center for Gender and Development at the University of the West Indies (UWI). Elle fut un des membres fondateurs du Canadian Research Institute for the Advancement of Women, the Ottawa Immigration Service Centre, Inter Pares, et de MATCH (une agence de développement féministe). A l’heure actuelle, Dorienne Rowan-Campbell, travaille de manière indépendante, en tant que chercheur elle est associée à l’Institute of Social and Economic Research de UWI, elle est également membre associée de l’Institute of Development Studies (IDS) de Sussex, et membre du conseil du Global Fund for Women. Elle s’occupe très activement de la promotion du café biologique Blue Mountain, une des exportations primordiales de la Jamaïque.



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