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Préface
Deborah Eade
Pendant longtemps, un certain nombre d’agences des Nations Unies ont soutenu que le facteur crucial déterminant le statut socioéconomique de la femme était l’éducation, de l’éducation, de l’éducation et encore de l’éducation (selon l’expression employée par Tony Blair, le Premier Ministre Britannique) est la clé pour un bon développement social et une amélioration du bien-être des jeunes filles et des femmes et par là même une manière de promouvoir l’équité entre les sexes. (1) Le lien statistique entre haut niveau d’éducation des femmes et réduction de la fécondité a également servi à enrôler certaines agences d’aide pour lesquelles la justice entre les sexes n’est pas nécessairement un objectif primordial. Cependant, le fait que de par le monde, deux fois plus de femmes que d’hommes sont incapables de lire le plus simple des articles de journal démontre que pour plusieurs millions de filles le droit à l’éducation – et le droit à une éducation primaire gratuite tel qu’inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) – est toujours loin d’être une réalité.
Même si les chances d’aller à l’école étaient les mêmes pour toutes les filles et tous les garçons, il n’en reste pas moins que les critiques à l’égard du système formel d’éducation sont abondantes, et très vigoureusement développées dans l’œuvre du défunt spécialiste de l’éducation, le Brésilien Paulo Freire. Si on laisse de côté les questions d’accès universel et la qualité de l’éducation formelle et ses liens discutables avec un système de mobilité sociale verticale, il est important d’aller au delà des décomptes par têtes et de s’interroger sur les facteurs qui influencent le plus la performance scolaire des enfants ; et jusqu’à quel point les perspectives offertes par l’éducation se matérialisent réellement pour les filles par des emplois bien rémunérés et intéressants et une vie adulte plus épanouie et mieux remplie.
L’expérience des pays industrialisés, où l’éducation formelle obligatoire dure pendant dix ans, et où un pourcentage élevé des étudiants poursuivent une éducation à plein temps pendant 15 à 20 ans, renferme nombre de leçons utiles ; des leçons qui seraient tout à fait pertinentes pour certains activistes sociaux et certaines organisations impliquées dans des domaines variés, et qui veulent réussir à articuler une vision du développement qui soit réellement modelée par ceux qui à l’heure actuelle sont ignorés, opprimés, exploités ou marginalisés par le modèle prévalent. Parce que la majorité des personnes qui vivent dans la pauvreté sont des femmes et des filles, une perspective de développement adaptée doit impérativement placer le féminisme en son centre.
A la fin des années 1970, les spécialistes féministes de l’éducation au Royaume Uni s’étaient penchées sur la question de savoir quelles étaient les écoles qui servaient au mieux l’intérêt des filles, les écoles mixtes ou les écoles exclusivement de filles. A l’époque, la baisse de la performance des filles au niveau de l’école secondaire constituait une préoccupation toute particulière, spécialement dans des matières comme les mathématiques et les sciences. Parce qu’il n’était alors plus acceptable d’attribuer ce phénomène à des raisons ‘biologiques’ (l’argument étant que les filles atteignent leur maturité plus rapidement que les garçons mais que les garçons les dépassent ensuite au cours de l’adolescence parce que les hommes, par nature sont supérieurs aux femmes) il fallait découvrir quelles en étaient les raisons. Les données différenciées par sexe, sur les performances scolaires étaient encore limitées, et considérer le genre en tant que catégorie sociale distincte n’avait pas encore pénétré la conscience populaire, encore moins les attitudes de la très formelle classe dominante.(2) Il allait falloir beaucoup de travail innovateur pour remettre en cause la conception conventionnelle selon laquelle, puisque la société est constituée de deux sexes complémentaires l’école se doit de refléter cette réalité même si la performance des filles qui se trouvent dans des écoles uniquement de filles est systématiquement meilleure que dans les écoles mixtes, alors que c’est le contraire qui est observé pour les garçons.(3)
Durant cette période, de nombreuses études basées sur le contenu du matériel éducatif sont sorties et elles ont révélé que le degré de sexisme (et également de racisme et de discrimination de classe) apparent dans les livres scolaires tous sujets confondus, de l’école maternelle à l’université, était encore plus marqué que dans le monde réel ; (Spender 1982 :61). Des recherches empiriques ont lié les performances différenciées des filles et des garçons au genre et encore plus crucialement à l’attitude des enseignants – les garçons avaient de meilleurs résultats dans les matières scientifiques traditionnellement enseignées par des hommes, alors que les filles avaient d’aussi bons résultats dans ces matières si l’enseignant était une femme, ou si elles se trouvaient dans un environnement exclusivement féminin. Cependant, dans le contexte étudié par ce chercheur, certaines des études les plus intéressantes concernent la manière de faire et la perception des enseignants les plus sérieusement engagés (et la perception de leurs élèves) à ne pas pratiquer de discrimination entre les sexes au sein de la classe. Dale Spender de l’Institut de l’Education à l’Université de Londres a, par exemple, enregistré un grand nombre de ses propres cours et ceux de ses collègues. Elle a découvert, que même lorsque les enseignants ont consciemment pour objectif de partager leur temps de manière équitable entre leurs élèves filles et garçons, ils n’y parviennent jamais.
A la fin du cours, j’avais l’impression que j’étais parvenue à cet objectif – parfois, j’ai même eu l’impression d’être allée trop loin, et que j’avais passé plus de temps avec les filles qu’avec les garçons. Mais les enregistrements ont démontré le contraire. Sur dix cours enregistrés (à l’école secondaire et à l’école supérieure) le temps maximum que je consacrais aux filles atteignait au mieux 42% et en moyenne 38%, alors que le temps minimum consacré aux garçons était de 58%. Il n’est rien moins que choquant de réaliser l’écart entre ce que je pensais que je faisais et ce que je faisais réellement. (Spender 1982 :56, mise en italique dans l’original)
Encore plus significatif le fait que les garçons partageaient cette même perception :
‘Elle pose toujours toutes les questions aux filles’ dit un garçon dans un cours où 34 pour cent du temps de l’enseignante à été consacré aux filles. ‘Elle n’aime pas les garçons et elle n’écoute que les filles’ dit un autre garçon, alors que l’enseignante s’est occupée des garçons pendant 63 pour cent du temps de cours ; et ne sont citées que certaines des protestations les ‘plus polies’. (Ibid : 57)
Comme le fait remarquer Spender avec consternation: ‘C’est parce que nous sommes tellement convaincues que les garçons sont plus importants et méritent une plus grande part de notre temps et de notre attention, que lorsque nous consacrons 35 pour cent de notre temps aux filles nous avons l’impression d’être injustes envers les garçons’ (Ibid : 56). En d’autres termes, les écoles reproduisent plus fréquemment les valeurs prévalentes dans la société qu’elles ne les remettent en cause. Parmi les principaux mécanismes permettant aux garçons d’attirer l’attention se trouve le fait d’adopter, individuellement ou en groupe, un comportement dissipé ou perturbateur chaque fois qu’une fille prend la parole ou chaque fois qu’un sujet considéré comme ‘féminin’ (‘gnangnan’) est abordé. De cette manière les garçons peuvent à la fois imposer l’ordre du jour – le football est un sujet de conversation légitime et sérieux alors que ‘santé et fécondité’ ne l’est pas – et imposer aux filles (et à l’enseignant) un silence complaisant.
L’implication est que tous, à la fois les filles et les garçons, ressentent la classe comme un endroit où ce sont les garçons qui monopolisent l’activité et l’attention – particulièrement en ce qui concerne les interventions initiées par l’enseignant – alors que les filles se retrouvent en marge de la vie de la classe. (Stanworth 1981 :34)
C’est un phénomène qui s’est avéré rejaillir sur la manière dont les étudiants jugent leur propres aptitudes et leurs performances, de manière très caractéristique les garçons ont une image très imbue d’eux-mêmes spécialement face aux filles, alors que c’est l’inverse qui se vérifie chez les filles :
Dans 19 cas sur 24 où le classement effectué par les élèves était différent de celui des enseignants, toutes les filles avaient sous-estimé leur rang ; par contre tous les garçons sauf un avaient surestimé le leur. De plus, deux tiers de ces erreurs se jouaient par rapport à des camarades de classe du sexe opposé, c’est à dire des filles qui se sous-estimaient par rapport à des garçons et des garçons qui se surestimaient par rapport à des filles. (Ibid : 40)
Très clairement, dans un environnement exclusivement féminin les filles n’auraient pas à concurrencer les garçons sur un terrain masculin (c’est à dire en adoptant des caractéristiques de comportement mâle) ou en assumant un groupe de référence négatif pour les garçons (c’est à dire en se cantonnant dans un rôle ‘typiquement’ féminin). D’un autre côté, les chances pour que filles et garçons apprennent à se respecter mutuellement et à remettre en cause les stéréotypes nuisibles qui séparent les sexes, seraient considérablement réduites. L’une des solutions proposées serait d’enseigner les matières associées à de forts stéréotypes de genre dans des groupes de sexe unique, et d’avoir des groupes mixtes pour les matières perçues comme plus neutres au niveau de leur contenu de genre ; en d’autres termes il faudrait accepter de reconnaître que la dynamique des forces en présence est généralement défavorable pour les filles dans les arrangements mixtes et se donner pour tâche de démanteler ces obstacles causés par le genre. Mais c’est une solution qui requerrait des ressources accrues en termes d’enseignants, de salles de classe, de travail administratif et ainsi de suite ; des ressources qui sont très rarement disponibles puisque les écoles publiques doivent de plus en plus trouver elles-mêmes les fonds nécessaires à l’achat de livres et autre matériel de base. Les parallèles avec la situation décrite par Dorienne Rowan-Campbell dans le contexte des projets individuels de développement – en ce qui concerne l’allocation des fonds, l’élaboration des programmes, l’articulation des décisions politiques, la mise en place des priorités de développement, les structures organisationnelles internes aux agences et le comportement des travailleurs individuels du développement – sont évidents.
Trop souvent et de bien des manières, les femmes n’ont encore qu’une emprise trop ténue sur des droits supposés universels, mais il semblerait que ce soit encore trop – un déséquilibre dans l’ordre naturel des choses, quelque chose qu’il faille corriger. A nouveau, c’est un aspect qui se vérifie dans le contexte des débats actuels sur l’éducation au Royaume Uni. Alors que la représentation des femmes aux échelons supérieurs de la plupart des professions est encore disproportionnellement faible (et disproportionnellement élevé le pourcentage de femmes effectuant un travail peu payé, peu valorisé, à temps partiel ou temporaire), la performance scolaire des filles s’est améliorée de manière générale au cours des 15 dernières années, et ce sur l’ensemble des disciplines et jusqu’au niveau universitaire. Il est tout de même bizarre que dans une société basée sur le mérite, le salaire moyen des hommes continue à dépasser celui des femmes de prés de 30 pour cent. Encore plus remarquable, alors que la performance des filles s’améliore après des siècles de mauvais résultats imposés que des protestations se fassent entendre concernant ‘l’exclusion sociale des hommes’, et que le spectre de la ‘négligence maternelle’ relève la tête comme dans les années 50. (4) Plutôt que de considérer les propositions de réorientation du système éducatif de manière à mieux répondre aux besoins et aux potentiels de tous les citoyens de demain (ce qui supposerait une réelle transformation des bases économiques de la société, et par là même une nouvelle répartition du travail entre les sexes, particulièrement en ce qui concerne les tâches non payées liées à la reproduction et qui sont généralement assignées aux femmes ), on s’est jusqu’ici concentré sur un investissement compensatoire dans l’éducation des garçons, et sur une rectification des ‘avantages injustes’ que l’on supposait avoir attribué aux filles. Le système patriarcal, après tout, considère toute conquête obtenue par les femmes en terme de gagnants et de perdants.
Que nous apprend tout cela sur la manière dont nous pouvons réussir à promouvoir une plus grande justice entre les sexes ? Premièrement, l’argument développé par Dorienne Rowan-Campbell est renforcé : apprendre à travailler dans et avec des groupes mixtes, n’exclut pas le fait que les femmes et les hommes aient également besoin de travailler dans un environnement où les sexes sont séparés lorsqu’il s’agit de questions touchant à leur identité en terme de genre ; et un tel environnement peut constituer un terrain favorable pour arriver à un consensus dans certains cas critiques. Du point de vue des organisations de développement, il apparaît que les approches ‘sexes confondus’ et ‘sexes séparés’ sont des stratégies complémentaires et non pas mutuellement exclusives. Deuxièmement, est souligné le fait que, malgré certains gains, les femmes continuent à ne pas pouvoir réaliser pleinement leur potentiel à cause des structures et des institutions patriarcales qui les brident et à cause des préjudices qui leur assignent une place prédéfinie dans l’existence. Les différents essais publiés dans cette Revue atteste des différentes manières dont – de la pression psychosociale à la force brutale pure – il est rappelé aux femmes qu’elles transgressent les normes acceptées. Troisièmement, il est démontré que les bonnes intentions ne sont pas suffisantes pour rendre notre comportement compatible avec le but à atteindre de justice entre les sexes. Les personnes chargées de formation su le genre, les professionnels du développement, les activistes sociaux – en bref les agents porteurs de changement – sont tous des personnes très motivées. Mais, à l’image des enseignants qui voulaient être équitables envers les sexes dans leurs cours, nous sommes fréquemment confrontés au fossé qui existe entre ce que nous cherchons à faire en tant qu’individus ou au niveau d’une agence, ce que nous croyons honnêtement être en train de faire et ce que nous faisons dans la réalité. Nous devons être constamment à l’affût d’un feedback critique et nous devons collaborer avec d’autres pour découvrir de nouvelles approches nous permettant de réduire ce fossé.
Travailler à l’instauration d’une équité entre les sexes, travailler pour le développement avec des femmes et aussi avec des hommes, n’est pas une activité qui peut être compartimentée. Il ne s’agit pas d’une question pour laquelle on choisit de s’engager un jour et pas le lendemain, c’est une question qui ne peut pas être dissociée de l’action politique. Il faut que l’équité devienne une manière de vivre, et il n’est pas possible d’y parvenir en solitaire.
Notes
1 La campagne sur l’éducation d’Oxfam International rentre tout à fait dans le cadre de cette tradition d’équité entre les sexes, tout en articulant un argument fréquemment avancé par UNICEF, c’est à dire que la contribution unique la plus déterminante pour améliorer les chances de vie meilleure pour les bébés et les enfants passe par l’éducation des filles qui vont devenir des mères. Rendez-vous sur www.oxfam.org.uk pour plus de détails.
2 Le travail innovateur d’Ann Oakley Sex Gender and Society a été publié pour la première fois en 1972, et a été réimprimé cinq fois de 1972 à 1980. Cependant, ce n’est qu’à partir du moment où son travail sur ‘maternité et travail domestique’ a commencé à circuler sous une forme à la fois grand public et érudite que ses idées ont été plus largement reconnues.
3 Voire l’ouvrage en trois volumes de R.R.Dale, Mixed or Single-Sex School ? London : Routledge,1969 ; 1971 ; et 1974, dont l’influence a été considérable. R.R.Dale maintenait que la baisse de la performance scolaire des filles dans des écoles mixtes était moins importante que les ‘avantages sociaux’ dont elles bénéficiaient en étant éduquées avec des garçons –‘avantages’ qui se traduiraient par la suite en opportunités de travail de statut moindre et moins bien rémunéré pendant le reste de leur vie adulte.
4 Dans Maternal Deprivation Reassessed, Harmondsworth: Penguin Books, 1972, Michael Rutter réfutait les idées reçues et les assomptions idéologiquement motivées de ce qui était alors – et est encore – considéré comme le ‘problème’ des mères qui travaillent et demandait que l’on s’intéresse par contre, et quelles qu’en soient les circonstances, au problème bien réel de ce qui constitue le ‘mauvais’ traitement des enfants.
Références
Spender, Dale (1982) Invisible Women: The Schooling Scandal, London: Writers and Readers Publishing Cooperative.
Stanworth, Michelle (1981) Gender and Schooling: A Study of Sexual Divisions in the Classroom, London: Women’s Research and Resources Centre Publications.
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